Métaphysique disions nous. La métaphysique d'Aristote qui plus est. Celle qui nous enseigne un monde fait d'êtres ayant chacun leur nature propre. Quelle belle idée que la métaphysique. Aller au delà de la physique, ne plus être contraint par le lois de la perception sensorielle pour enfin comprendre le monde.
Le seul hic, c'est que pour construire cette compréhension, et fonder ainsi sa philosophie, Aristote est contraint de négliger une partie de ce monde, ce qu'il appelle "accident": le hasard, le fortuit... ce qui n'est, et ne peut être, le produit d'aucun savoir, d'aucun savoir faire. Et c'est là un point crucial de sa pensée:
" On voit qu'il n'y a pas de science de l'accident. Toute science a pour objet, en effet, ce qui est toujours, ou ce qui est le plus souvent. Comment, sans cela, apprendre soi-même ou enseigner autrui?" (1)
On entrevoit le début d'un problème... Comment apprendre et enseigner sans faire de l'accident une quantité négligeable?
Un peu d'histoire, pour commencer. Alors que les théories d'Aristote sortent tout juste de l'oubli, aux alentours du XIIIeme siècle, circule un roman relatant un épisode pour le moins curieux de la vie du philosophe... Celui-ci reprochait à son élève Alexandre de délaisser ses études pour l'amour d'une courtisane, Phyllis. La jeune femme se vengea en séduisant le philosophe, se promettant à lui s'il se laissait chevaucher par elle (2). Il céda, nul n'en aurait douté, et Phyllis prévint Alexandre en chantant un lai d'amour. Ce dernier ne manqua pas de se moquer de son maître.
Cette épisode rocambolesque n'est évidemment qu'une fable (3). Mais elle dénote du climat subversif agitant le moyen âge, au moment même où les premières universités voyaient le jour. La pensée d'Aristote devait être très critiquée, si l'on en croit cette sculpture et les nombreuses gravures du même ton. Le principal reproche fait au philosophe était alors la désintégration totale des sens dans sa pensée globalisante du monde.
Car l'humain n'est pas seulement fait d'un cerveau, bien ou mal pensant. Il a aussi des yeux, des oreilles, un nez, une bouche et une peau. Il voit, il entend, il sent. Il arrive même qu'il tombe amoureux, défiant toutes les raisons du monde. Et ses actions ne sont pas toujours le fruit d'une pensée raisonée. C'est pourtant ce que préconise Aristote dans sa philosophie, qui sera bientôt reprise par des générations entières de professeurs.
En effet notre système scolaire, s'il a été fondé par le Clergé, tire ses racines de la culture antique (4). Et la catégorisation du monde mise en avant par Aristote en est un des fondamentaux. Non pas dans la forme, avec les dix catégories de l'être que l'on retrouve dans l'Organon, mais dans le fond: le monde doit être compris et enseigné à travers la pensée raisonée, et non les sens. C'est ainsi que l'enseignement scolastique vit le jour, avec le trivium et le quadrivium, eux-même divisés en sept arts libéraux.
Mais si le trivium et le quadrivium ne nous disent plus rien, en tant qu'étudiants en architecture, aujourd'hui encore le système aritotélicien régit nos écoles. Chaque science, chaque discipline pour reprendre un terme cher à Foucault, a une nature propre fondée sur une pensée raisonnée du monde.
Soit. Mais n'oublions pas qu'un des prémices fondamentaux d'une telle organisation vient de l'exclusion pure et simple de l'accident, et par là même de tout ce que les sens peuvent apporter d'informations non intelligibles a priori:
"Puisque nous parlons des différentes acceptions de l'être, nous devons faire remarquer d'abord que l'être par accident n'est l'objet d'aucune spéculation. La preuve, c'est qu'aucune science, ni pratique, ni poétique, ni théorétique, ne s'en occupe. Le constructeur d'une maison, en effet, ne produit pas les accidents divers dont la construction de la maison est accompagnée, car ils sont en nombre infini. Rien n'empêche que la maison construite ne paraisse, aux uns, agréable, à d'autres, insupportable, à d'autres encore, utile, et qu'elle soit différente, pour le dire en mot, de tous les autres êtres; aucun de ces accidents n'est le produit de l'art de bâtir (...) Que l'architecte produise la santé, c'est aussi un accident, car il n'est pas dans la nature de l'architecte, mais du médecin, de produire la santé, et c'est par accident que l'architecte est médecin." (1)
Le problème se précise. Aristote, comme s'il le pressentait, tape dans le mille: l'architecte a-t-il des compétences hors du champs propre de la construction?
Vous en conviendrez, la compréhension de l'architecture, et à fortiori du métier d'architecte, a bien évoluée depuis Aristote. Et sa formation ne repose plus seulement sur l'académisme, j'entends par là le seul "art de bâtir". De nos jours, la formation de l'architecte s'apparente plus à une formation à la projetation. Comment projeter. Comment donner corps à un projet. D'architecture ou autre d'ailleurs...
On ne compte plus le nombre d'anciens étudiants qui se sont servis de leur formation architecturale dans bien d'autres domaines que l'architecture. Prenons Roger Waters par exemple : Maybe the architectural training to look at things helped me to visualise my feelings of alienation from rock 'n' roll audiences. Which was the starting point for The Wall (5).
La formation d'architecte donnerait des atouts à un chanteur de rock. Etrange. L'architecte serait il formé à autre chose que la construction d'édifices? Aurait il d'autres compétences insoupçonnées?
Il faut bien se rendre compte que la formation des architectes suit un cours différent des autres formations. Tout d'abord, elle n'est pas (encore) universitaire. Ce qui l'a laissée libre de concevoir ses outils propres. J'en veux pour preuve la fameuse pédagogie par projet, aujourd'hui redécouverte par les pédagogues en mal de nouvelles méthodes d'apprentissage. Le fait est que la pédagogie par projet, ou atelier de projetation, est partie constituante de la formation de l'architecte, en France comme un peu partout dans le monde.
Cette pédagogie par projet a permis de mettre à jour un des éléments fondammentaux inhérent à la condition d'architecte: accepter l'accident comme faisant partie du métier. On ne compte plus les fois ou un professeur d'architecture prend une maquette d'étudiant et la retourne, faisant ici le pari que l'accident, le hasard, permettra de trouver une solution plus satisfaisante au projet. Jusqu'au groupe autrichien Coophimmelb(l)au, qui a projeté une maison à partir de croquis faits les yeux fermés, utilisant leurs mains comme sismographes (6).
Aristote, qui se demandait comment apprendre et enseigner sans exclure l'être par accident trouve ici un début de réponse. Mais ce que met à jour l'architecture à travers sa formation est plus profond que la seule acception, voire l'assomption de l'être par accident. Le fait d'inclure les sens dans la pensée projectuelle, en en faisant un instrument au même titre que la logique, est significatif du devenir même de l'architecture (7).
Reprenons depuis le début.
Notre système d'enseignement est fondé sur une logique aristotélicienne quant à l'organisation des savoirs, en cela que le monde est enseigné suivant des disciplines, chacune possédant une nature propre, provenant d'une pensée raisonnée. Jusqu'ici tout a bien. On a vu que cette organisation a pour principe l'exclusion de l'être par accident. En y regardant d'un peu plus près, l'architecture semble palier à ce manque, si toutefois c'est un manque, en utilisant l'accident au même titre que la logique. Le système aristotélicien semble désormais paré d'un nouvel atout: la science de l'accident qu'Aristote ne pouvait concevoir serait l'architecture. Erreur!
L'architecture n'est pas la science de l'accident. Elle prend seulement l'accident comme outil, au même titre qu'elle utilise la logique. Et ce grâce à une position privilégié dans le système disciplinaire: ce n'est pas une discipline universitaire. Et ça ne l'a jamais été. Comment, d'ailleurs, pourrait-elle l'être, alors même que git en son sein deux des formes disciplinaires les plus éloignées, l'art et la science?
En un mot pour conclure, l'architecture n'est pas métaphysique au sens où l'entendait Aristote. Mais ne serait-elle pas plutôt méta-disciplinaire?
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(1) Aristote in Métaphysique, tome 1, Livre E, Librairie philosophique J. Vrin, 2000, 309p.
(2) Aquamanile, Le Lai d'Aristote Allemagne du Nord, fin du XIVe s.-début du XVe s. , Bronze, H. 35 cm, L. 38 cm, ép. 15 cm
(3) " le Lai d’Aristote est attribué à Henri d’Andelys, trouvère du XIIIème siècle, qui l'a tiré de toutes pièces d’une nouvelle arabe intitulée : le Vizir sellé et bridé " Larousse (T I 1866) , p632
(4) Lire Emile Durkheim, L'évolution pédagogique en France, Paris, Puf, 1938, Quadrige, 1999, 399 p.
(5) Roger Waters, membre des Pink Floyd, June 1987, to Chris Salewicz, Wikipedia english.
(6) Open House, conçu en 1983 pour un vieux psychanalyste autrichien qui voulait finir ses jours à Malibu, en Californie. Soulignons que les premiers concepts de cette maison expérimentale de 250 mètres carrés ont été réalisés les yeux fermés, les architectes utilisant leurs mains « comme un sismographe ».
(7) Le mot devenir est ici employé dans son acception deulezienne, comme dans l'expression devenir révolutionnaire.
Le seul hic, c'est que pour construire cette compréhension, et fonder ainsi sa philosophie, Aristote est contraint de négliger une partie de ce monde, ce qu'il appelle "accident": le hasard, le fortuit... ce qui n'est, et ne peut être, le produit d'aucun savoir, d'aucun savoir faire. Et c'est là un point crucial de sa pensée:
" On voit qu'il n'y a pas de science de l'accident. Toute science a pour objet, en effet, ce qui est toujours, ou ce qui est le plus souvent. Comment, sans cela, apprendre soi-même ou enseigner autrui?" (1)
On entrevoit le début d'un problème... Comment apprendre et enseigner sans faire de l'accident une quantité négligeable?
Un peu d'histoire, pour commencer. Alors que les théories d'Aristote sortent tout juste de l'oubli, aux alentours du XIIIeme siècle, circule un roman relatant un épisode pour le moins curieux de la vie du philosophe... Celui-ci reprochait à son élève Alexandre de délaisser ses études pour l'amour d'une courtisane, Phyllis. La jeune femme se vengea en séduisant le philosophe, se promettant à lui s'il se laissait chevaucher par elle (2). Il céda, nul n'en aurait douté, et Phyllis prévint Alexandre en chantant un lai d'amour. Ce dernier ne manqua pas de se moquer de son maître.
Cette épisode rocambolesque n'est évidemment qu'une fable (3). Mais elle dénote du climat subversif agitant le moyen âge, au moment même où les premières universités voyaient le jour. La pensée d'Aristote devait être très critiquée, si l'on en croit cette sculpture et les nombreuses gravures du même ton. Le principal reproche fait au philosophe était alors la désintégration totale des sens dans sa pensée globalisante du monde.
Car l'humain n'est pas seulement fait d'un cerveau, bien ou mal pensant. Il a aussi des yeux, des oreilles, un nez, une bouche et une peau. Il voit, il entend, il sent. Il arrive même qu'il tombe amoureux, défiant toutes les raisons du monde. Et ses actions ne sont pas toujours le fruit d'une pensée raisonée. C'est pourtant ce que préconise Aristote dans sa philosophie, qui sera bientôt reprise par des générations entières de professeurs.
En effet notre système scolaire, s'il a été fondé par le Clergé, tire ses racines de la culture antique (4). Et la catégorisation du monde mise en avant par Aristote en est un des fondamentaux. Non pas dans la forme, avec les dix catégories de l'être que l'on retrouve dans l'Organon, mais dans le fond: le monde doit être compris et enseigné à travers la pensée raisonée, et non les sens. C'est ainsi que l'enseignement scolastique vit le jour, avec le trivium et le quadrivium, eux-même divisés en sept arts libéraux.
Mais si le trivium et le quadrivium ne nous disent plus rien, en tant qu'étudiants en architecture, aujourd'hui encore le système aritotélicien régit nos écoles. Chaque science, chaque discipline pour reprendre un terme cher à Foucault, a une nature propre fondée sur une pensée raisonnée du monde.
Soit. Mais n'oublions pas qu'un des prémices fondamentaux d'une telle organisation vient de l'exclusion pure et simple de l'accident, et par là même de tout ce que les sens peuvent apporter d'informations non intelligibles a priori:
"Puisque nous parlons des différentes acceptions de l'être, nous devons faire remarquer d'abord que l'être par accident n'est l'objet d'aucune spéculation. La preuve, c'est qu'aucune science, ni pratique, ni poétique, ni théorétique, ne s'en occupe. Le constructeur d'une maison, en effet, ne produit pas les accidents divers dont la construction de la maison est accompagnée, car ils sont en nombre infini. Rien n'empêche que la maison construite ne paraisse, aux uns, agréable, à d'autres, insupportable, à d'autres encore, utile, et qu'elle soit différente, pour le dire en mot, de tous les autres êtres; aucun de ces accidents n'est le produit de l'art de bâtir (...) Que l'architecte produise la santé, c'est aussi un accident, car il n'est pas dans la nature de l'architecte, mais du médecin, de produire la santé, et c'est par accident que l'architecte est médecin." (1)
Le problème se précise. Aristote, comme s'il le pressentait, tape dans le mille: l'architecte a-t-il des compétences hors du champs propre de la construction?
Vous en conviendrez, la compréhension de l'architecture, et à fortiori du métier d'architecte, a bien évoluée depuis Aristote. Et sa formation ne repose plus seulement sur l'académisme, j'entends par là le seul "art de bâtir". De nos jours, la formation de l'architecte s'apparente plus à une formation à la projetation. Comment projeter. Comment donner corps à un projet. D'architecture ou autre d'ailleurs...
On ne compte plus le nombre d'anciens étudiants qui se sont servis de leur formation architecturale dans bien d'autres domaines que l'architecture. Prenons Roger Waters par exemple : Maybe the architectural training to look at things helped me to visualise my feelings of alienation from rock 'n' roll audiences. Which was the starting point for The Wall (5).
La formation d'architecte donnerait des atouts à un chanteur de rock. Etrange. L'architecte serait il formé à autre chose que la construction d'édifices? Aurait il d'autres compétences insoupçonnées?
Il faut bien se rendre compte que la formation des architectes suit un cours différent des autres formations. Tout d'abord, elle n'est pas (encore) universitaire. Ce qui l'a laissée libre de concevoir ses outils propres. J'en veux pour preuve la fameuse pédagogie par projet, aujourd'hui redécouverte par les pédagogues en mal de nouvelles méthodes d'apprentissage. Le fait est que la pédagogie par projet, ou atelier de projetation, est partie constituante de la formation de l'architecte, en France comme un peu partout dans le monde.
Cette pédagogie par projet a permis de mettre à jour un des éléments fondammentaux inhérent à la condition d'architecte: accepter l'accident comme faisant partie du métier. On ne compte plus les fois ou un professeur d'architecture prend une maquette d'étudiant et la retourne, faisant ici le pari que l'accident, le hasard, permettra de trouver une solution plus satisfaisante au projet. Jusqu'au groupe autrichien Coophimmelb(l)au, qui a projeté une maison à partir de croquis faits les yeux fermés, utilisant leurs mains comme sismographes (6).
Aristote, qui se demandait comment apprendre et enseigner sans exclure l'être par accident trouve ici un début de réponse. Mais ce que met à jour l'architecture à travers sa formation est plus profond que la seule acception, voire l'assomption de l'être par accident. Le fait d'inclure les sens dans la pensée projectuelle, en en faisant un instrument au même titre que la logique, est significatif du devenir même de l'architecture (7).
Reprenons depuis le début.
Notre système d'enseignement est fondé sur une logique aristotélicienne quant à l'organisation des savoirs, en cela que le monde est enseigné suivant des disciplines, chacune possédant une nature propre, provenant d'une pensée raisonnée. Jusqu'ici tout a bien. On a vu que cette organisation a pour principe l'exclusion de l'être par accident. En y regardant d'un peu plus près, l'architecture semble palier à ce manque, si toutefois c'est un manque, en utilisant l'accident au même titre que la logique. Le système aristotélicien semble désormais paré d'un nouvel atout: la science de l'accident qu'Aristote ne pouvait concevoir serait l'architecture. Erreur!
L'architecture n'est pas la science de l'accident. Elle prend seulement l'accident comme outil, au même titre qu'elle utilise la logique. Et ce grâce à une position privilégié dans le système disciplinaire: ce n'est pas une discipline universitaire. Et ça ne l'a jamais été. Comment, d'ailleurs, pourrait-elle l'être, alors même que git en son sein deux des formes disciplinaires les plus éloignées, l'art et la science?
En un mot pour conclure, l'architecture n'est pas métaphysique au sens où l'entendait Aristote. Mais ne serait-elle pas plutôt méta-disciplinaire?
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(1) Aristote in Métaphysique, tome 1, Livre E, Librairie philosophique J. Vrin, 2000, 309p.
(2) Aquamanile, Le Lai d'Aristote Allemagne du Nord, fin du XIVe s.-début du XVe s. , Bronze, H. 35 cm, L. 38 cm, ép. 15 cm
(3) " le Lai d’Aristote est attribué à Henri d’Andelys, trouvère du XIIIème siècle, qui l'a tiré de toutes pièces d’une nouvelle arabe intitulée : le Vizir sellé et bridé " Larousse (T I 1866) , p632
(4) Lire Emile Durkheim, L'évolution pédagogique en France, Paris, Puf, 1938, Quadrige, 1999, 399 p.
(5) Roger Waters, membre des Pink Floyd, June 1987, to Chris Salewicz, Wikipedia english.
(6) Open House, conçu en 1983 pour un vieux psychanalyste autrichien qui voulait finir ses jours à Malibu, en Californie. Soulignons que les premiers concepts de cette maison expérimentale de 250 mètres carrés ont été réalisés les yeux fermés, les architectes utilisant leurs mains « comme un sismographe ».
(7) Le mot devenir est ici employé dans son acception deulezienne, comme dans l'expression devenir révolutionnaire.
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Vitruve l'avait compris, lui.
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